De la ferme à la fourchette : au- delà des mythes

22.09.2021

Une tribune de Sarah Wiener et Tilly Metz, eurodéputées Verts/ALE.

Volet alimentaire et agricole du « Green Deal » européen, la stratégie « de la ferme à la fourchette » a pour but de poursuivre la transformation en cours des systèmes alimentaires vers plus de durabilité, tout en garantissant un rendement économique équitable aux agriculteurs. Cette stratégie comprend vingt-sept mesures visant à rendre l’ensemble de la chaîne alimentaire durable : des objectifs pour rendre notre production alimentaire plus soutenable, des recommandations au secteur de la distribution, des politiques d’étiquetage alimentaire pour les consommateurs, etc.

Mais certaines mesures, comme la réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides de synthèse d’ici 2030, ont suscité de nombreuses attaques de la part des lobbies agro-industriels.

Au-delà de cette réaction attendue de la part de certaines industries, la stratégie « de la ferme à la fourchette » peut-elle réellement réparer notre système alimentaire ?

Man holding beetroots/ CC0 heather-gill
Homme tenant en main des betteraves/ CC0 heather-gill

En finir avec les mythes sur la stratégie « de la ferme à la table »

Pouvons-nous réellement nous permettre de conserver le système alimentaire européen tel qu’il est ? Aujourd’hui, la production alimentaire représente déjà à elle seule près de 30 % des émissions de gaz à effet de serre de l’UE. Or, les pertes, gaspillages et inefficacités du système en place vont croissantes. L’agriculture mondiale produit actuellement plus de deux fois plus de calories que ce qui est finalement disponible pour les consommateurs .

En mai 2020, la Commission européenne a enfin décidé d’agir. Sous l’égide de son programme phare, le Green Deal européen, elle a lancé une stratégie à part entière qui vise à réparer notre système alimentaire, appelée stratégie «De la Ferme à la Fourchette » ( « Farm to Fork »).

Mais depuis le jour de sa publication par la Commission, les puissants lobbies de l’agro-industrie n’ont de cesse de faire des prédictions apocalyptiques sur son impact, suggérant que cette stratégie serait néfaste pour les agriculteurs et l’ensemble de notre système de production alimentaire .

L’Europe sera-t-elle donc confrontée à des pénuries alimentaires avec la stratégie « De la Ferme à la Fourchette », comme ils le suggèrent ? Toute l’agriculture européenne va-t-elle disparaître du jour au lendemain ? Bien sûr que non.

Conserver le statu quo peut sembler séduisant à court terme, mais à long terme, cela se fera au détriment des agriculteurs, des consommateurs et de l’environnement. Depuis des années, des études indépendantes montrent que notre système alimentaire a besoin d’un changement rapide d’orientation.  Pour le groupe des Verts/ALE, l’équipe de recherche BASIC, basée à Paris, les a compilées dans une revue de littérature.

Les pesticides de synthèse aident-ils vraiment les agriculteurs à obtenir de meilleures récoltes ? Les agriculteurs gagnent-ils réellement plus lorsqu’ils produisent plus ? Notre système alimentaire est-il bon pour les écosystèmes ? Le circuit d’approvisionnement alimentaire en Europe peut-il être neutre sur le plan climatique, voire même avoir un impact positif sur le climat?

Voici des faits et des chiffres fondés sur des données scientifiques pour répondre à cette questions.

1. Les pesticides de synthèse contribuent-ils à garantir des revenus plus élevés aux agricultrices et agriculteurs?  NON!

Les principaux États membres agricoles de l’Union européenne (à l’exception de l’Espagne) ont enregistré une baisse significative de leur revenu brut moyen pour l’agriculture entre 1997 et 2017, de – 6 % en Allemagne à – 33 % en Belgique.

Si l’on compare la baisse des revenus des exploitations avec leurs dépenses moyennes en pesticides et engrais, on voit clairement que l’efficacité économique de l’utilisation de ces produits a diminué d’au moins 25 % à 27 % depuis 1995.

Les agricultrices et agriculteurs européen.ne.s sont enfermé.e.s dans un cercle vicieux. Elles/ils dépensent de plus en plus d’argent pour les pesticides et les engrais afin de tenter de compenser une baisse de leur rendement (par rapport à la tendance moyenne mondiale) alors même que, en réalité, plus elles/ils utilisent ces produits, plus elles/ils réduisent leurs revenus.

2. La réduction des pesticides de synthèse menace-t-elle le revenu des agricultrices et agriculteurs  ? NON!

Une étude portant sur 55 cultures biologiques — cultivées sur cinq continents sur une période de 40 ans — a montré qu’en dépit de rendements plus faibles, l’agriculture biologique était nettement plus rentable (de 22 à 35 %) que l’agriculture conventionnelle. Les agricultrices et agriculteurs sont parvenu.e.s à capter des marchés à forte valeur ajoutée et ont atteint des ratios bénéfices/coûts plus élevés de 20 à 24 % que l’agriculture conventionnelle {1}.

Il est vrai qu’utiliser moins de pesticides et engrais de synthèse entraîne une baisse des rendements. Il est vrai aussi que le désherbage mécanique nécessite un travail supplémentaire. Il est vrai que tout cela entraîne des coûts plus élevés pour les agricultrices et agriculteurs. Néanmoins, ces coûts sont compensés par une hausse des prix sur le marché de l’agriculture biologique {2}. En outre, les productions dépendent beaucoup moins des subventions que des systèmes agricoles conventionnels.

L’agroécologie s’est donc révélée plus efficace sur le plan économique dans l’ensemble de l’UE, en offrant des revenus et des emplois plus stables et de meilleur niveau. Réduire les coûts (et donc l’utilisation des pesticides de synthèse) et maximiser la valeur relève du «bon sens agricole»: chaque euro économisé est un euro qui n’est pas dépensé!

3. Le rendement est-il le seul facteur qui influence le revenu des agricultrices et agriculteurs ? NON!

La baisse des revenus des agricultrices et agriculteurs est moins liée au niveau de leurs rendements, c’est à dire aux quantités produites, qu’aux bénéfices supplémentaires tirés de leur production — par exemple par les supermarchés — entre la sortie du champ et l’arrivée dans nos assiettes.

La valeur de la production des agricultrices et agriculteurs représente moins de 14 % de la valeur finale de nos denrées alimentaires en 2011, et cette part est en baisse. Cette diminution est liée à la forte augmentation de la valeur accaparée en amont et aval l’activité agricole dans la production alimentaire. Ces étapes représentaient 86 % de la valeur totale en 2011. Ce sont les détaillants de denrées alimentaires — comme les supermarchés, les épiceries/ charcuteries et les magasins de complaisance — qui ont le plus augmenté leur part de valeur ces dernières décennies, avec plus de 30 % de la valeur totale en 2011 {3}.

La petite histoire, c’est que les gains de productivité sans précédent obtenus dans l’agriculture depuis 1945 n’ont pas profité aux agricultrices et agriculteurs, mais aux autres acteurs de la chaîne alimentaire. C’est l’industrie agroalimentaire et la grande distribution en ont profité le plus, de même que les consommatrices et consommateurs, dont la part du budget consacrée à l’alimentation a eu tendance à se réduire jusqu’à récemment.

4. L’augmentation de la productivité des exploitations agricoles est-elle le meilleur moyen de lutter contre la malnutrition? NON!

Ces dernières années, nos régimes alimentaires sont devenus moins sains, moins équilibrés et moins nourrissants. Nous consommons plus d’aliments transformés, plus de viande et plus de produits laitiers que jamais. Le secteur de l’élevage est en plein essor et l’incitation économique à éviter le gaspillage alimentaire est de plus en plus faible. Cette situation est liée à notre obsession pour l’augmentation des rendements agricoles. Mais les exploitations agricoles augmentent les quantités des productions et non leur qualité.

D’autant plus que la croissance de l’élevage implique aussi la déforestation, puisque les arbres sont coupés pour laisser place à la production d’aliments pour animaux.

Il s’agit là d’une approche erronée, héritée d’une époque révolue. L’accent mis sur les quantités de production, plutôt que sur la qualité, est apparu en réponse à la forte demande mondiale, à un moment où l’accès à la nourriture était un véritable problème. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, la malnutrition est majoritairement due à la surconsommation de calories, plutôt qu’à la sous-alimentation {4}.

5. Le système alimentaire actuel est-il une menace pour les écosystèmes ? OUI!

Ce n’est pas la seule manière dont la production alimentaire menace la biodiversité et les écosystèmes.

Les engrais de synthèse et la surexploitation des effluents d’élevage sont aussi des causes importantes de pollution atmosphérique. En période de pluie, les excès de nutriments et de sédiments provenant de sols mal entretenus se déversent dans les rivières.  Les algues finissent par couvrir la surface de l’eau et étouffer la vie aquatique ou marine.

Lorsque des forêts, des forêts tropicales ou des zones humides sont converties en champs destinés à la production végétale, des habitats précieux pour les animaux sauvages, les plantes et d’autres organismes sont détruits. L’agriculture représente 80 % de l’ensemble des changements d’affectation des terres à l’échelle mondiale. Entre 1980 et 2000, 42 millions d’hectares de forêt tropicale en Amérique latine ont été perdus pour des bovins d’élevage, tandis que 6 millions d’hectares ont été perdus pour des plantations d’huile de palme en Asie du Sud-Est.

6. Le système alimentaire actuel contribue-t-il au changement climatique? OUI!

La manière dont nous produisons les denrées alimentaires contribue de manière significative au changement climatique. Les émissions de gaz à effet de serre liées à l’agriculture, la destruction des habitats pour installer des cultures, et la manière dont nos denrées alimentaires sont transformées et transportées font que le système alimentaire représente environ 30 % de l’ensemble des émissions anthropiques. L’élévation des températures mondiales est en train de changer et de déplacer les habitats. Les espèces animales sont contraintes de se déplacer ou risquent l’extinction.

La structure actuelle du système alimentaire contribue au changement climatique, qui l’affecte également en retour. Elle réduit les rendements et la qualité nutritionnelle des cultures dans de nombreuses régions, ce qui accroît encore la pression pour intensifier la production ou convertir davantage de terres pour l’agriculture. À mesure que les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter, nous devons replanter des arbres et des forêts pour atténuer le changement climatique. Cela conduit à un cercle vicieux : la concurrence pour les terres s’accroît, ce qui conduit à une agriculture plus extrême et intensifiée.

7.  Existe-t-il des coûts cachés dans le système alimentaire actuel? OUI!

Différents facteurs contribuent à faire peser les coûts de production sur l’environnement et la société dans son ensemble. Les incitations à la production, la concurrence mondiale fondée sur les prix et la longueur des chaînes d’approvisionnement encouragent ce phénomène qui rend le système de production peu transparent. En conséquence, les agricultrices et agriculteurs qui travaillent à diminuer les effets négatifs de leur production sur l’environnement ont du mal à être compétitifs sur le marché {5}.

Selon une étude commandée par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), si l’on tenait compte des coûts environnementaux de l’agriculture au niveau mondial, ceux-ci dépasseraient la valeur marchande des denrées alimentaires produites {6}. Aux États-Unis, le coût pour la santé humaine de la seule pollution atmosphérique due à la production agricole représente environ la moitié de sa valeur {7}.

En 2013, la FAO a même estimé que les coûts des soins de santé liés aux mauvaises habitudes alimentaires pourraient dépasser 5 % du PIB {8} chaque année.

Il s’agit probablement d’une sous-estimation, étant donné que le montant des soins pour le seul diabète de type II pourrait s’élever à 4 à 5 % du PIB {9} d’ici à 2025. À titre de comparaison, la valeur ajoutée de l’agriculture mondiale par rapport au PIB n’était que de 3,79 % en 2015 {10}.

Artwork credit: OkayWhen

Références

[1] Crowder, D.W., Reganold, J.P., 2015. Financial competitiveness of organic agriculture on a global scale. Proceedings of the National Academy of Sciences 112, 7611–7616
Reganold, J.P., Wachter, J.M., 2016. Organic agriculture in the twenty-first century. Nature Plants 2, 15221
2 France strategie, Les performances économiques et environnementales de l’agroécologie, August 2020
3 G. Gereffi and A.Abdulsaman, Measurement In A World of Globalized Production What are potential drivers of “unequal” value distribution in agri-food value chains? Center on Globalization, Governance and Competitiveness, Duke University 2017
4 T.G. Benton, R. Bailey, The paradox of productivity: agricultural productivity promotes food system inefficiency. Global Sustainability 2, e6, 1–8, 2019 https://doi.org/10.1017/sus.2019.3 
5 T.G. Benton, R. Bailey, The paradox of productivity: agricultural productivity promotes food system inefficiency. Global Sustainability 2, e6, 1–8, 2019 https://doi.org/10.1017/sus.2019.3 
6 FAO, Natural Capital Impacts in Agriculture: Supporting Better Business Decision-Making, 2015
7 Ibid.
8 FAO, State of Food and Agriculture 2013: Food systems for better nutrition.Rome, Italy, 2013
9 NCD-RisC, Worldwide trends in diabetes since 1980: a pooled analysis of 751 population-based studies with 4.4 million participants. The Lancet, 387(10027), 1513–1530, 2016 https://doi.org/10.1016/S0140-6736(16)00618-8
10 FAO, Natural Capital Impacts in Agriculture: Supporting Better Business Decision-Making, 2015

Pour l’étude complète et références

Lisez l’étude complète sur les impacts du système alimentaire agro-industriel sur la sécurité alimentaire et les revenus des agriculteurs: Break out of the silo (EN)

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Stratégie « De la Ferme à la Fourchette » de la Commission européenne: pourquoi nous en voulons davantage !

Le Parlement européen devrait bientôt adopter sa position finale sur cette stratégie. Jusqu’à présent, les membres du Parlement européen impliqué.e.s dans le processus soutiennent la réduction de l’utilisation des pesticides chimiques et demandent également à la Commission de fixer des objectifs nationaux contraignants.

Pour que la stratégie « De la Ferme à la Fourchette » soit un succès, le Parlement européen demande :

  • la fin des exportations de pesticides interdits sur le sol de l’UE
  • de cesser d’importer des produits contenant des pesticides interdits dans l’UE
  • la reconnaissance de la responsabilité de l’agriculture dans l’atténuation du changement climatique
  • la diminution de la densité du bétail

En ce qui concerne le bien-être animal et la santé des consommatrices et consommateurs, la stratégie « De la Ferme à la Fourchette » devrait inclure les éléments suivants  :

  • l’élimination progressive de l’élevage en cage d’ici 2027
  • un étiquetage harmonisé indiquant la méthode de production des produits animaux ainsi que des indicateurs de bien-être animal
  • des étiquettes nutritionnelles harmonisées sur la face des emballages
  • l’étiquetage obligatoire de l’origine de tous les ingrédients

Le Parlement européen demande que les États membres disposent de souplesse pour différencier les taux de TVA sur les denrées alimentaires afin de favoriser les produits les plus sains et durables. Dans l’ensemble, la stratégie « De la Ferme à la Fourchette » devrait protéger les droits sociaux des travailleuses et travailleurs tout au long de la chaîne alimentaire, tout en soulignant que les agricultrices et agriculteurs sont toujours parmi les plus pauvres d’Europe.

Toutes ces demandes doivent encore être adoptées par la plénière du Parlement européen le 18 octobre (à confirmer).

La stratégie européenne « De la Ferme à la Fourchette »: suffisante pour sauver la PAC ?

La stratégie « De la Ferme à la Fourchette » est une ultime tentative de la Commission pour réparer notre système alimentaire. Mais un obstacle de taille se dresse sur son chemin. Il ne sera pas possible de rendre le système alimentaire de l’UE plus écologique si la politique agricole commune (PAC), soit le deuxième poste de dépenses de l’UE, va à l’encontre des objectifs écologiques de l’UE et nuit davantage à la biodiversité et au climat.

En l’état actuel des choses, la stratégie « De la Ferme à la Fourchette » ne pourra pas compenser l’échec de la PAC. Si nous ne parvenons pas à rendre la PAC et notre système agricole durable en Europe, nous ne pourrons remplir les objectifs de l’UE en matière de climat, de biodiversité et de dégradation des sols. L’urgence de la crise climatique signifie que nous ne pouvons rater l’occasion de passer, dès maintenant, à un modèle agricole européen robuste et durable.

C’est la raison pour laquelle nous appelons à voter contre cette PAC, afin de mettre en place une nouvelle politique agricole conforme aux objectifs de la stratégie « de la ferme à la table ».

Restez informé.e.s des votes sur la stratégie « De la Ferme à la Fourchette » et sur la PAC en vous inscrivant à notre newsletter FOOD ci-dessous.


MEP Tilly METZ
EurodéputéeTilly METZ
MEP Sarah WIENER © European Union 2019 - Source : EP
Eurodéputée Sarah WIENER

Autrices: Sarah Wiener et Tilly Metz ,Eurodéputées Verts/ALE

Plus d’information:
Emmanuel Kujawski – Chargé de la campagne alimentation et pesticides
emmanuel.kujawski@ep.europa.eu